Bulletin 65, Septembre 2015
Par Paul DELMOTTE
En quoi le “nouveau Moyen-Orient” qui semble s’ébaucher (voir Palestine, n° 64, avril-juin 2015) affectera-t-il le sort des Palestiniens? Sans aller jusqu’à se perdre en conjectures, rappelons quelques réalités.
L’accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14 juillet dernier semble d’ores et déjà avoir accéléré les évolutions diplomatiques.
Le grand large
L’on sait, quels que soient les aléas de leurs relations, ce qui lie les États-Unis à Israël. Et les péripéties de la relation Netanyahu-Obama ont fait l’objet de maints commentaires. Il n’est toutefois pas inutile de relativiser le “froid” entre Washington et Tel-Aviv. D’autant que l’ère Obama touche à sa fin et que Bibi sait qu’une bonne partie de l’opinion US continuera, malgré certaines éphémères “baisses d’empathie” à soutenir Israël[1].
Israël, disait il y a peu Vladimir Poutine, “c’est – aussi – un peu la Russie“. La fin de l’Union soviétique a donné à Israël plus d’un million de citoyens qui en sont originaires et sont loin d’avoir rompu les ponts avec leur ancienne patrie. La Russie n’est donc plus perçue comme le “parrain” de l’ennemi arabe du temps de la Guerre froide. Russie et Israël ont noué d’importantes relations, économiques et de coopération techno-militaire. Même si, comme dans les rapports avec Washington, des crises surviennent, e. a. à propos de la Syrie ou de l’Iran. Ce que la conjoncture actuelle devrait donc avoir tendance à réduire. Plus, ‘”Israël a pris acte de l’érosion de l’influence américaine dans la région“[2] et ses relations avec Moscou semblent osciller au gré de ses rapports avec Washington. Et de celles avec l’Europe: ainsi, Israël s’est empressé de tirer parti des fermetures de marchés russes causées par les sanctions économiques de l’UE contre la Russie. Et s’est montré beaucoup plus prudent face à la crise ukrainienne que lors des événements du Caucase en 2008.
Aujourd’hui, dans le grand jeu diplomatique qu’a suscité l’accord de Vienne, Moscou s’efforce apparemment de se positionner tant face au rapprochement irano-américain que face à au “bloc sunnite” (voir article précédent) mené par l’Arabie saoudite et qu’au “nouveau plan de paix” iranien pour le Moyen-Orient exposé par Mohammed Javad Zarif à Beyrouth le 11 août[3].
Les voisins
C’est en Syrie que les choses semblent se précipiter. Les articles pointant la fragilité du régime se succèdent depuis l’été. Prises de contact discrètes avec “l’ennemi juré” et “petits gestes” (comme la libération de l’opposant syrien Marzen Darwich) semblent indiquer que Bachar Al-Assad entend soutenir les efforts que ses alliés russe et iranien déploient pour le maintenir en place le plus longtemps possible.
Pour ce qui est de la cause palestinienne, l’on peu présager qu’un effacement, même progressif, de Bachar Al-Assad, ne fera guère l’affaire de Mahmoud Abbas. À l’opposé, le Hamas, fort éprouvé par Bordure protectrice, honni au Caire et accusé, par l’Égypte comme par Israël, de coopérer avec la branche égyptienne de Daesh au Sinaï, semble chercher un appel d’air dans la nouvelle donne. Et ce du côté du “bloc sunnite”… Le Hamas semble en effet multiplier les contacts rétablis avec Riyad en décembre: visite d’une délégation conduite par Khaled Meshaal, “partisan enthousiaste“, selon le Times of Israel, de l’Arabie saoudite, qui avait apporté son soutien à l’opération Tempête décisive au Yémen. Pourtant, même si l’avènement du roi Salman devrait, théoriquement, réduire l’ isolement que son prédécesseur, Abdallah, lui avait infligé parce qu’ il l’assimilait aux Frères musulmans, il se pourrait que le Hamas ne pèse guère dans la nouvelle stratégie saoudienne. À en croire Le Monde, Riyad se serait accordé avec les États-Unis et la Russie sur “un transfert du pouvoir par étapes” en Syrie: dans au maximum trois ans pour les premiers, cinq ans pour la seconde. Une entente qui cadre avec l'”alliance antiterroriste” que Moscou souhaiterait mettre sur pied avec Damas, Ankara, Amman et… Riyad elle-même. Projet que la Russie peut d’autant mieux faire miroiter aux Saoudiens que les attentats du Daesh se multiplient sur leur propre territoire. Et qui fut sans doute à l’agenda de la rencontre entre Adel Al-Jubeïr, ministre saoudien des Affaires étrangères, John Kerry et Sergueï Lavrov à Doha, le 6 août. Si maintenant, à en croire F. Encel, s’est forgée, face à l’Iran et au Daesh – et au Hamas pour le maréchal Al-Sissi – entre l’Égypte, l’Arabie saoudite et… Israël, “une véritable coopération militaire et de renseignement confinant à l’alliance“, il est encore moins sûr que le Hamas tire profit du nouveau cours.
Ahmad Majdalani, membre du Comité exécutif de l’OLP, s’est félicité lors de sa visite à Téhéran, le 10 août, de l’accord de Vienne. L’envoyé spécial de M. Abbas a précisé sur diverses radios avoir signé un “accord de coopération” en vue d’instaurer un “haut comité” censé discuter avec l’Iran d’échanges politiques, économiques et sociaux. Et souligné que l’Iran soutient les tentatives visant à de “mettre fin à la division palestinienne et pour former un gouvernement d’unité“. Il a enfin précisé que le “nouveau plan iranien “coïncidait avec l’initiative palestinienne” et annoncé dans les deux prochains mois une visite de M.Abbas à Téhéran. Tout cela alors, qu’observent certains, les relations entre l’Iran et le Hamas deviennent de plus en plus froides. Et qu’une une visite de Khaled Meshaal à Téhéran aurait été annulée par le gouvernement iranien en protestation contre le rapprochement du Hamas avec l’Arabie saoudite. Ce que le Hamas a démenti. L’on sait qu’aux yeux de l’Iran, le Hamas a déjà péché par deux fois: pour avoir opté en faveur de la rébellion syrienne puis, plus récemment, contre la rébellion houthiste au Yémen.
Fin 2013 déjà, Jean-François Legrain estimait que le grand jeu lancé par les tentatives d’ouverture de Washington envers Téhéran risquait d’affaiblir encore plus le soutien iranien aux islamistes palestiniens. Plus, si, grâce à l’accord de Vienne, l’Iran compte retrouver, avec l’aval américain, le rang régional auquel il estime avoir droit, “l’affichage de son hostilité à Israël pourrait disparaître” ajoute Legrain. Et cela même si M. Zarif présente ledit accord comme “une occasion historique de faire face aux menaces posées par l’entité sioniste“.
Back to 1939?
Legrain avait naguère évoqué une dé-palestinisation. Les dirigeants palestiniens, déplorait-il, ayant renoncé à ce qui avait constitué – par rapport à la décapitation de l’élite palestinienne survenue au lendemain de la Grande intifada de 1936-39 – l’acquis le plus précieux de la guerre de 1967: la palestinisation de la décision politique, jusqu’alors instrumentalisée par les Etats arabes concurrents.
Il semble, hélas, que, dans le “nouveau Moyen-Orient” qui s’ébauche, cette dépalestinisation risque de s’accentuer. En effet, à l’ isolement du Hamas s’ajoute déjà un quasi-abandon de M.Abbas par ses pairs arabes. À l’exception du maréchal-président Al-Sissi.
Si Bordure protectrice a à nouveau confirmé le peu de scrupules dont les dirigeants israéliens font preuve à l’égard de la population civile palestinienne, l’opération a aussi mis en évidence – tout comme le silence qui a plané sur la tragédie de Yarmouk – une autre triste réalité: l’indifférence des élites politiques européennes. Et l’après-Bordure protectrice n’a fait que souligner le fait. Selon un rapport de l’Association des agences internationales de développement (13 avril), les efforts de reconstruction à Gaza sont “bien trop lents“[4] et le mécanisme temporaire institué par l’ONU “ne change rien au paradigme de l’étranglement du territoire“.
Yitzhak Rabin avait dit un jour souhaiter voir Gaza, qu’il percevait comme un boulet insupportable, “s’enfoncer dans la mer“. Faut-il craindre que, demain, ce sera l’ensemble des Territoires occupés qui s’enlisera dans les marais de l’indifférence internationale?
Par Paul DELMOTTEv
Professeur de politique internationale retraité de l’IHECS
15 août 2015
[1] Frédéric Encel, in Diplomatie, n°75, juillet-août 2015
[2] Igor Delanoë, in Le Monde diplomatique, septembre 2014
[3] Cessez-le-feu immédiat, formation d’un gouvernement d’unité nationale, amendement de la constitution en vue d’assurer le droit des minorités, élections supervisées
[4] Selon la Banque mondiale, seuls 26,8% des fonds promis à Gaza en octobre dernier (3,5 milliards $) ont été débloqués…