Bulletin n°93 : conseils de lecture

Israël, l’obsession du territoire

Par Julieta Fuentes-Carrera avec la collaboration de Philippe Subra, éditions Armand Colin, 2018.

Le conflit israélo-palestinien n’évoque, en général, que des scènes de violences. Les auteurs abordent ici une autre dimension, essentielle : le rôle joué par les politiques israéliennes d’aménagement du territoire, dont la construction du « Mur de séparation » et des nouvelles colonies ne sont que les parties les plus médiatisées et les plus récentes. Or ces politiques sont largement sous-estimées dans la plupart des analyses, alors que la question du territoire est évidemment l’enjeu principal du conflit.

Cette stratégie, dont les auteurs soulignent la constance et l’efficacité remarquables, fut mise en œuvre bien avant la création de l’État d’Israël : dès le début du XXe siècle, le mouvement sioniste – au cours d’une période qu’on pourrait appeler pré-étatique – a mis en œuvre une politique territoriale pensée sur le long terme. L’architecte israélien Sharon Rotbard explique, en adaptant la phrase de Clausewitz, que « l’aménagement du territoire n’est pas autre chose que la continuation de la guerre par d’autres moyens ». C’est une politique silencieuse, peu spectaculaire, qui avance à petits pas et trouve sa traduction dans une multitude de « petites » décisions concrètes qui modifient le rapport sur le terrain. Une stratégie qui n’a jamais cessé de transformer radicalement la configuration géographique, spatiale et démographique de la région.

Bien avant le « Mur de séparation », d’autres murs ont été construits dans la discrétion là où Arabes israéliens et Juifs cohabitent de très près : il s’agissait d’empêcher une possible continuité territoriale arabe qui aurait compromis l’homogénéité démographique du pays. Avec aussi pour résultat que les espaces où coexistent Juifs et Arabes israéliens sont aujourd’hui extrêmement rares.

Par exemple, au nord de Jawarish, un quartier, Ganei Dan, a été créé dans les années 1990 pour loger les immigrants russes. Un mur de 4 mètres de haut et de 2 km de long y a été érigé, établissant ainsi une frontière étanche entre les Juifs de Ganei Dan et les Palestiniens israéliens de Jawarish, avec deux conséquences supplémentaires : l’annexion de facto de terres limitrophes et l’exclusion spatiale des Arabes de la ville.

Après 1967, des décisions administratives, d’apparence technique, sont tout sauf innocentes. L’élargissement des limites de la ville de Jérusalem, par exemple, a donné aux colonies de Gilo et Talpiot-Est un nouveau statut : devenues des quartiers de Jérusalem, elles font désormais partie du territoire israélien et ne sont plus considérées comme des colonies.

Bien entendu, le livre examine aussi le rôle stratégique assuré par les colonies qui, aussi « sauvages » et illégales qu’elles soient au départ, finissent toujours par être reconnues par tous les gouvernements d’Israël, qu’ils soient de gauche ou de droite. Comme l’affirme Mattityahu Drobles, un militant de longue date de la droite israélienne, « la présence civile de communautés juives est vitale pour empêcher le plus possible l’établissement d’un État arabe sur ce territoire. (…) Il sera difficile pour la population arabe de former une connexion régionale et une unité politique si elle est fragmentée par les colonies juives. »

L’originalité de la politique israélienne d’aménagement du territoire découle de la rencontre entre le projet sioniste – créer un État au départ sans territoire, sans population ni existence juridique – et la situation concrète rencontrée sur le terrain, à savoir le fait surtout qu’y vivait déjà une population autochtone, les Palestiniens. Dans la mise en œuvre de leur ingénierie territoriale, les auteurs distinguent cinq étapes, dont la première commence en 1890.

Un chapitre du livre est consacré aux divisions de la société juive (Ashkénazes, Séfarades, Éthiopiens, « Russes », etc), les problèmes que ces divisions génèrent et la manière dont, là aussi, l’aménagement du territoire s’efforce, avec des succès mitigés, d’y remédier.

Quant aux Palestiniens, notamment pour des raisons de rapport de forces, ils ont presque toujours abordé les problèmes d’aménagement du territoire de manière défensive, c’est-à-dire en s’opposant au coup par coup à la stratégie israélienne. Une exception majeure est constituée par la ville de Rawabi (« Les Collines », en arabe).

Rupture historique, le projet de cette ville nouvelle, à 40 km seulement de Tel Aviv, à mi-chemin entre Naplouse et Ramallah, est né voici quelques années de la rencontre entre deux entreprises palestiniennes et d’un architecte américano-palestinien, Bashar al-Masri. Il s’agit d’une ville entièrement nouvelle, qui devrait accueillir, une fois terminée, 40- 000 habitants. Théâtre à ciel ouvert, centre d’affaires, parc de loisirs, bref, une ville moderne.

Outre l’opposition d’une colonie israélienne toute proche, le projet fait aussi l’objet de vives critiques palestiniennes, tant sur le plan politique – BDS, notamment, dénonçant une cohabitation, voire une collaboration avec l’occupant – que sur le plan esthétique – certains parlant de syndrome architectural de Stockholm, tant le bâti semble calqué sur celui des colonies juives. (*)

Un livre à lire, sans aucun doute.

(*) Une recherche sur Internet, et notamment la visite du site officiel du projet:www.rawabi.ps, permettra à chacun·e de se faire sa propre idée à ce sujet.

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