Les commémorations en 2023 des trois quarts de siècle de la Nakba, le processus de dépossession des Palestiniens amorcé par la création d’Israël, témoignent de la légitimité croissante de la mémoire de cet événement historique. Cette dynamique inquiète Tel-Aviv et ses réseaux d’influence, qui y voient un signe supplémentaire de leur incapacité à imposer leur récit de la question israélo-palestinienne.
Par Gregory Mauzé
« C’est une honte ! Les mensonges des Palestiniens ne doivent plus être acceptés sur la scène mondiale, tout comme cet organe doit cesser de permettre aux Palestiniens de continuer à tirer ses ficelles. Je vous presse tous de cesser de soutenir aveuglément les calomnies des Palestiniens. » Quoique habituelle à la tribune de l’Assemblée générale (AG) de l’ONU, la hargne de l’ambassadeur israélien Gilad Erdan en ce 30 novembre 2022 en disait long sur la petite révolution en train de se produire. Quelques heures plus tard, l’institution votait en effet l’organisation en son sein d’une journée consacrée aux 75 ans de la « Nakba » (« catastrophe » en arabe) le 15 mai 2023. Cette date est commémorée chaque année par les Palestiniens, en souvenir de l’expulsion d’environ 750 000 d’entre eux lors de la création d’Israël. Elle marque un tournant dans leur processus de dépossession, que des historiens palestiniens et israéliens comme Ilan Pappé qualifient de nettoyage ethnique. Pour la première fois, la mémoire de ce moment charnière du traumatisme collectif de tout un peuple s’est vu légitimer par la plus grande assemblée transnationale du monde.
Le jour J, la tonalité de l’événement démontra que les craintes de ce fidèle de Benjamin Netanyahou étaient, de son point de vue, fondées. Tout en rappelant une page d’Histoire accablante pour Israël, les intervenants insistèrent notamment sur la notion de « Nakba continue » (« Ongoing Nakba »). Ce concept établit une continuité entre 1948 et l’oppression des Palestiniens qui se perpétue jusqu’aujourd’hui, en particulier à travers les expulsions forcées. Fait notable : plusieurs pays occidentaux y ont participé, en dépit de l’activisme de la délégation israélienne pour les en dissuader. Comme un symbole, c’est à un Européen, le président hongrois de l’Assemblée générale Csaba Kőrösi, que revint la tâche d’y réaffirmer dans un message vidéo le respect complet de son institution pour « les droits du peuple palestinien à l’autodétermination, à la souveraineté nationale et au retour. » Ce dernier constitue une revendication centrale des Palestiniens, les 5,2 millions de réfugiés de 1948 et leurs descendants étant toujours interdits de retourner sur leurs terres.
Le vote instaurant cette rencontre, comme d’autres sur la question palestinienne à l’ONU, avait pourtant laissé paraître un important clivage Nord-Sud, les Occidentaux s’abstenant majoritairement. De fait, peu d’entre eux étaient prêts à contrarier de façon aussi frontale l’allié israélien. «La difficulté des pays du Nord à reconnaître la Nakba tient aussi au regard que ceux-ci portent historiquement sur les Palestiniens, perçus comme des sujets colonisés », analyse Rima Hassan, née dans le camp de Neirab (Syrie), Présidente fondatrice de l’Obserbatoire des camps de réfugiés.
La séquence actuelle laisse toutefois penser que la mémoire de la Nakba a gagné en légitimité là ou elle était jusqu’à présent occultée. En témoigne la tenue, quelques jours avant celle de l’ONU, d’une commémoration similaire dans un bâtiment du Congrès des États-Unis à l’initiative de la députée d’origine palestinienne Rashida Tlaib. Malgré son activisme, le puissant lobby israélien local n’a pas été capable d’empêcher cet événement qui donna, là encore, une résonance inédite à la Nakba. D’autres cérémonies à caractère officiel ont également été organisées en Europe, le plus souvent avec une représentation diplomatique du pays d’accueil.
Israël sur la défensive
La Nakba, dont l’évocation même est criminalisée en Israël en vertu d’une loi de 2011, constitue-t-elle désormais un objet acceptable de commémoration dans les sociétés occidentales ? « Le momentum des 75 ans permet une évolution et une prise de conscience concernant la Nakba sur le long terme dans les sociétés européennes, notamment aux niveaux médiatique et académique », estime Inès Abdel Razek, directrice du Palestine Institute for Public Diplomacy (PIPD). « Aujourd’hui, peu de commentateurs se risquent encore à relayer la thèse démentie depuis longtemps par les historiens (y compris israéliens) d’un départ volontaire des exilés de 1948 », abonde Thomas Vescovi, auteur de La Mémoire de la Nakba en Israël (L’Harmattan, 2015). « Il est désormais beaucoup plus facile pour des auteurs et réalisateurs d’évoquer la Nakba sans s’exposer à des campagnes de dénigrement comme par le passé. » Le documentaire Tantura, réalisé en 2022 par l’Israélien Alon Shwartz, qui relate le massacre du même nom commis par les brigades sionistes, a ainsi pu sortir dans de nombreuses salles sans les polémiques artificielles dont sont coutumiers les zélateurs d’Israël.
La dégradation alarmante de la situation au Proche-Orient contribue également à affaiblir la portée du narratif israélien. Les appels véhéments à une nouvelle Nakba par des foules de colons et des parlementaires israéliens, les pogroms tels que celui de Huwara en février dernier ou encore les expulsions de masse à Massafer Yatta résonnent en effet comme comme de lointains échos du nettoyage ethnique de 1948. Muhammad Shehada, du réseau Euro-Med Human Rights Monitor estime, quant à lui, que la contestation sociale contre le « coup d’État judiciaire » de Netanyahou a aussi joué : « Le mouvement « pour l’État de droit », qui au demeurant a largement focalisé l’attention internationale aux dépens de la situation des Palestiniens, a contribué à semer le trouble sur la capacité du pays à survivre à long terme. Le jubilé des 75 ans d’Israël, qui devait être une immense célébration à travers le monde, a cédé la place à des analyses plus pessimistes. »
Transformer les victimes en bourreaux
Si les réseaux pro-israéliens se retrouvent donc ici sur la défensive, ils n’en sont pas moins virulents pour autant. Outil privilégié pour s’attaquer à la solidarité avec la Palestine, la très controversée définition opérationnelle de l’antisémitisme de l’IHRA cite, parmi les exemples supposés attester d’un racisme anti-juif, le fait de qualifier Israël d’entreprise raciste. Il en devient virtuellement impossible pour les Palestiniens de dénoncer le nettoyage ethnique, par définition raciste, qu’ils ont dû subir pour qu’Israël voie le jour. La police de Berlin s’est ainsi appuyée sur la définition de l’IHRA pour interdire toute commémoration de la Nakba en 2022 et en 2023.
L’organisation des commémorations à l’AG de l’ONU et au Congrès des États-Unis, considérées par la diplomatie israélienne comme des revers majeurs, ont conduit ses relais à radicaliser leur discours sur les exilés de 48. Ainsi, il ne s’agit plus seulement de relativiser leur sort en le comparant à celui moins enviable d’autres réfugiés ou à l’exode des juifs sépharades et mizrahim vers Israël, mais d’en faire les premiers responsables de l’injustice qui leur est faite. « Des officiels israéliens de premier plan reprennent un discours qui était considéré il y a peu comme extrémiste selon les critères israéliens, amalgamant les Palestiniens aux nazis et leur prêtant des intentions génocidaires, ce qui a été pourtant maintes fois démystifié. » analyse Muhammad Shehada. « L’État d’Israël est né malgré les tentatives palestiniennes infructueuses de nettoyage ethnique pour éliminer les Juifs, par des actes de terreur et la collaboration avec Hitler » assénait par exemple le 2 mai sur Twitter l’ancien ambassadeur des États-Unis en Israël David Friedman à l’adresse de la députée Rashida Tlaib.
Les fondements du sionisme remis en question
Une telle animosité n’a rien d’anodin. « Si le sujet de la Nakba est aussi sensible, c’est qu’il questionne, de la même manière que l’analogie avec l’apartheid, les fondements racistes sur lesquels l’État d’Israël a été créé et donc sa nature actuelle, en faisant remonter la question palestinienne non pas à l’occupation de 1967, mais à l’injustice coloniale originelle qui a culminé en 1948. », juge Inès Abdel Razek. L’évocation de la Nakba permet ainsi d’établir une continuité entre la logique de conquête territoriale contre sa population autochtone actuellement en cours en Cisjordanie et celle qui animait les forces sionistes lors de la « guerre d’indépendance » d’Israël. Elle provoque, de ce fait, un profond malaise chez les tenants d’un sionisme prétendument libéral, qui s’échinent à maintenir vaille que vaille une distinction de plus en plus artificielle entre les dynamiques d’oppression à l’œuvre en Israël et dans le territoire que celui-ci occupe.
Thomas Vescovi a pu le constater lors du débat auquel il a participé sur le plateau de C ce soir, du 28 février. « Les échanges ont commencé à se crisper lorsque la critique de la politique israélienne ne s’est plus cantonnée à l’actuel gouvernement et qu’il a fallu revenir sur des évènements historiques », analysait-il le 5 mars dans une note de blog. « Le discours pro-israélien modéré peut tout au plus reconnaître que l’exode de 1948 n’est que la conséquence malencontreuse d’une guerre, mais pas le résultat de plans préexistants, dont la réalité est pourtant attestée. Cela s’explique par le fait qu’une telle reconnaissance impliquerait une responsabilité pour Israël. » C’est d’ailleurs tout le sens politique des commémorations de la Nakba, selon Rima Hassan. « Ce qui nous manque, c’est un écho politique tangible à ce récit de la Nakba, compris comme un processus continu de dépossession des Palestiniens de leur terre, de leur identité, de leur Histoire. Ce processus ne s’arrêtera pas sans réparations. Or celles-ci ne sont jusqu’à présent toujours pas à l’ordre du jour. »
Paradoxalement, la normalisation diplomatique de Tel-Aviv et la multiplication de ses partenariats avec de nombreux pays génèrent un phénomène inverse de diffusion de son narratif. Son adoption par les chancelleries confine parfois à l’indécence, à l’instar du message enregistré par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à l’occasion des 75 ans de la création d’Israël, pétri de clichés coloniaux et taisant jusqu’à l’existence même des Palestiniens. « La normalisation d’Israël est ambivalente », nuance Ines Abdel Razek. « Il existe des tendances antagonistes dans les structures de pouvoir, notamment européennes, et il revient aux Palestiniens, avec le mouvement de solidarité globale, de renforcer ces fissures. » Cultiver la mémoire de la Nakba et rappeler la violence symbolique que constitue la négation de l’injustice fondatrice qu’ils ont subie peut y contribuer.