Le 15 juin, lors de sa visite au Caire, la présidente de la Commission européenne Ursula Vonder Leyen annonçait la signature d’un accord tripartite entre l’Union européenne, Israël et l’Égypte sur l’acheminement de gaz israélien vers l’UE via les terminaux gaziers égyptiens (lire « l’ONU condamne Israël, l’UE le cajole », bulletin n°92, 2e trim. 2022). Si l’objectif est de réduire la dépendance de l’UE aux énergies fossiles russes, cet accord l’accroît vis-à-vis d’Israël et de l’Égypte, deux États qui violent massivement les droits humains.
Par Nathalie Janne d’Othée
Cela fait longtemps que l’Union européenne cherche à s’affranchir de sa dépendance au gaz russe, mais l’agression russe en Ukraine a rendu l’objectif d’autant plus urgent. L’UE a en effet déjà adopté plusieurs paquets de sanctions vis-à-vis de la Russie qui, à son tour, menace à tout moment de couper les robinets de gaz en représailles. Si le gaz de schiste américain est venu pallier le manque de gaz russe, l’UE se tourne également de plus en plus vers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord pour diversifier ses sources d’approvisionnement. Le Qatar et l’Algérie demeurent les principaux fournisseurs gaziers de l’UE dans la région, mais la Méditerranée orientale séduit également de plus en plus les Européens.
Israël comme alternative à la Russie
Depuis la fin des années 2000, plusieurs gisements gaziers ont été découverts en Méditerranée orientale. Ils ne représentent pas une grande proportion des réserves mondiales de gaz, mais leur situation aux portes de l’Europe les rend stratégiquement intéressants pour l’Union européenne. C’est en 2009 que la compagnie américaine Noble Energie découvre en Israël le premier champ gazier offshore de la région, celui de Tamar (180 milliards de m³). Il sera rapidement suivi par la découverte également en Israël de Leviathan (500 milliards de m3) et de Karish (40 milliards de m³). Á la suite de la découverte de ces gisements, les prospections se multiplient et aboutissent à la découverte des gisements d’Aphrodite (129 milliards de m³) à Chypre et de Zohr (850 milliards de m³) en Égypte.
Israël possède donc des réserves de gaz importantes, mais les infrastructures pour les exporter lui font défaut. Il est relié par des pipelines à l’Égypte et à la Jordanie, pays avec lesquels il a déjà signé des accords gaziers. Un projet de pipeline est également à l’étude entre Israël et la Turquie depuis 2007, mais les tensions entre les deux pays n’ont jusqu’ici pas permis de le mener à bien. Via un tel pipeline, l’UE pourrait importer du gaz israélien via la Turquie. Mais pour l’UE, le projet le plus prometteur est celui du pipeline EastMed qui relierait les champs gaziers d’Israël et de Chypre à l’Europe via la Grèce et l’Italie. Le projet est néanmoins techniquement, économiquement et géopolitiquement très difficile à lancer. Il sera en effet d’environ 2200 km de long, pourra atteindre une profondeur de 3 km, avec une capacité de 10 milliards de mètres cubes par an. Le coût de sa construction devrait atteindre 6 milliards d’euros. Grâce à un accord entre Israël, Chypre et la Grèce, signé en 2020, sa construction a débuté et devrait s’achever en 2025. La Turquie, exclue du projet, s’y oppose. En 2019, elle a délimité sa frontière maritime avec la Libye et signé avec elle un accord maritime sur un projet de zone économique exclusive (ZEE)1 commune qui couperait le tracé du gazoduc.
Statut de l’Égypte
Seule reste donc l’option du gaz naturel liquéfié pour que l’UE puisse se procurer du gaz provenant de l’Est méditerranéen à court terme. Or l’Égypte est jusqu’ici le seul pays de la région à posséder des infrastructures permettant de liquéfier le gaz. L’accord tripartite signé le 15 juin dernier entre l’UE, Israël et l’Égypte permet donc à l’UE de sécuriser l’acheminement à court terme de gaz israélien via l’Égypte vers l’Europe. A noter en passant que le gaz naturel liquéfié émet 2,5 fois plus de CO² que le gaz transporté par gazoduc.
Côté Égypte, la découverte du gisement gazier de Zohr en 2015 par l’entreprise italienne Eni lui a permis de passer d’importatrice à exportatrice nette de gaz naturel. Néanmoins, sa dépendance au gaz et la croissance démographique du pays l’empêchent de pouvoir assurer une stabilité des exportations à long terme. C’est pourquoi l’Égypte doit se cantonner à un rôle d’exportatrice ponctuelle. Par contre, ses infrastructures de liquéfaction de gaz lui assurent un statut de hub régional dans l’Est méditerranéen. A la veille de la COP27, qui jettera sans nul doute la lumière sur le pays, le Président Sissi a ainsi réussi à positionner son pays dans une fonction qui contribuera à museler toute critique sérieuse de sa politique de répression des droits humains.
D’une dépendance à l’autre
Comme le souligne bien Inès Abdel Razek, directrice de plaidoyer au Palestinian Institute for Public Diplomacy, à propos de la signature de l’accord tripartite du 15 juin 20222, « l’UE s’engage sur un chemin qui va la rendre plus dépendante du gaz israélien, malgré l’occupation militaire depuis plus d’un demi-siècle et les 74 années de dépossession coloniale des Palestiniens par Israël, lequel commet des atteintes flagrantes au droit international qui s’apparentent à un crime d’apartheid. » Elle souligne par ailleurs que « cet accord rendra également l’UE plus dépendante de l’Égypte, régime dictatorial qui compte environ 60 000 prisonniers politiques et enfreint couramment les droits de l’homme, ce que l’Union normalise également. »
Afin de se libérer de sa dépendance vis-à-vis du gaz russe, l’UE se rend en effet plus dépendante d’Israël et de l’Égypte, deux pays qui violent massivement les droits humains.
Comment l’UE pense-t-elle pouvoir peser sur les décisions de ces gouvernements si son approvisionnement énergétique dépend d’eux ? Comment l’UE pourrait-elle entre autres sommer Israël de lever le blocus qu’il impose à la bande de Gaza et qui empêche l’approvisionnement énergétique de 2 millions de Palestinien.ne.s ?
Notons en passant que la Palestine dispose elle aussi de ressources en gaz. C’est dans les eaux territoriales palestiniennes, au large de Gaza, que fut d’ailleurs découvert, en 1999, le premier champ gazier en Méditerranéen orientale, le Gaza Marine. Mais Israël en a interdit l’exploitation prétextant que sa rente risquerait de servir à financer le terrorisme. Avec la prise de pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza, cet argument israélien n’a fait que se renforcer. Avec 28 milliards de m³, Gaza Marine ne pourrait permettre à la Palestine d’exporter du gaz, mais lui permettrait d’être autosuffisante, une ironie amère au vu des coupures d’électricité incessantes dont souffre la bande de Gaza à cause du blocus israélien.
Des énergies renouvelables pour un objectif double
L’UE, qui semblait lancée avec son Green Deal sur la voie de la transition énergétique, semble aujourd’hui, comme une poule sans tête, courir se jeter dans les bras de tous les dictateurs pour s’approvisionner en énergies fossiles. Si l’accord du 15 juin avec Israël et l’Égypte mentionne que « Les parties s’efforceront d’encourager les entreprises des secteurs public et privé des parties à coopérer sur les moyens d’atteindre les objectifs en matière d’énergie verte et de lutter contre le changement climatique », cela ressemble surtout à une tentative de greenwashing d’un accord qui est tout sauf « vert ».
Il est capital que l’UE n’oublie pas ses objectifs en matière d’énergies renouvelables, d’une part parce que l’urgence des changements climatiques le nécessite, et d’autre part pour que sa politique de soutien à la démocratie et aux droits humains au Moyen-Orient et en Afrique du Nord retrouve un minimum de crédibilité.