Khalil Shikaki : « Les palestiniens aspirent avant tout à la souveraineté et à l’indépendance »

Que pensent les Palestiniens des principaux enjeux qui les concernent? Alors que beaucoup sont tentés de répondre à la question en projetant leurs propres fantasmes, le Dr Khalil Shikaki fait, quant à lui, le pari de la méthode et de la rigueur. Depuis trois décennies, ce natif d’un camp de réfugiés de Gaza ausculte l’opinion publique palestinienne. Les diagnostics qu’il livre de l’analyse des sondages réguliers réalisés par le Palestinian Center for Policy and Survey Research (PCPSR) qu’il dirige, constituent une source précieuse d’information pour mieux comprendre les doutes, les colères et les aspirations profondes des Palestiniens. Nous nous sommes entretenus avec lui à Ramallah en marge d’une mission d’observation civile de l’ABP en Palestine occupée.

Entretien réalisé à Ramallah le 7 novembre 2022 par Gregory Mauzé

Malgré la poursuite effrénée de la colonisation et la persécution du peuple palestinien, Israël continue à se normaliser sur la scène internationale. Ses relations avec notamment les États-Unis et l’Union européenne sont florissantes. Quel regard les Palestiniens portent-ils sur cette situation?

Les Palestiniens 1 souhaitent le soutien de la communauté internationale, mais ils comprennent qu’en raison de l’histoire du peuple juif en Europe et aux États-Unis et de la puissance des influences pro-Israël dans ces deux régions, ils ne peuvent pas en attendre grand-chose. De fait, ils estiment que celle-ci a failli à leur égard. L’Europe et les États-Unis démontrent leur hypocrisie en traitant différemment l’occupation du territoire palestinien par Israël et celle de l’Ukraine par la Russie. Les Occidentaux deviennent soudainement sourds et aveugles devant les violations du droit international lorsqu’elles sont commises par Israël. Cela dit, la plupart des Palestiniens voient positivement le fait qu’au minimum, la communauté internationale proclame que l’occupation israélienne est en train de perpétrer des crimes de guerre, par exemple en implantant des colonies dans le territoire palestinien. Le soutien du droit international est important, même si en pratique, la communauté internationale ne veut pas ou ne parvient pas à imposer des sanctions contre l’État d’Israël.

La campagne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), lancée à l’appel de la société civile palestinienne, est notamment devenue l’un des instruments majeurs de la solidarité internationale. Quel regard les Palestiniens portent-ils sur elle ?


Nous sondons occasionnellement la population palestinienne sur la campagne BDS. La majorité la soutient de façon écrasante. Elle pense qu’Israël est satisfait du statu quo, et que sans pression, les Israéliens n’envisageront jamais de prendre en compte les demandes palestiniennes. La campagne BDS est donc perçue comme nécessaire car elle rappelle aux Israéliens qu’ils contrôlent des millions de Palestiniens qui aspirent à la liberté.

Cependant, il est très clair que les Palestiniens peuvent difficilement faire eux-mêmes ce que la communauté internationale devrait prendre en charge. En raison de l’occupation qui les étouffe de toutes les manières possibles, ils n’ont souvent guère le choix que de travailler en Israël, et même parfois dans des colonies, même si c’est une source de désaccord majeur parmi eux. Il existe un soutien pour le boycott des produits israéliens s’il existe des alternatives sur le marché palestinien, mais ce n’est pas toujours le cas.

Durant notre mission d’observation civile, nous avons rencontré des réactions mitigées en Palestine face à l’arrivée d’un nouveau gouvernement plus radical que jamais. Certains s’en désintéressaient, d’autres s’en inquiétaient et d’autres enfin trouvaient qu’il était préférable qu’Israël affiche son vrai visage avec Ben Gvir et Netanyahou. Comment se positionnent les Palestiniens du territoire occupé à l’égard de ce scrutin?


Le retour de Netanyahou était largement anticipé par les Palestiniens. Beaucoup n’attendaient rien des différents partis en course. Ils les jugent à l’aune d’une vision globale: proposent-ils de mettre fin à l’occupation? De cesser les constructions de colonies? De permettre la création d’un État palestinien dans les frontières d’avant 1967 avec Jérusalem-Est comme capitale ? Sur ces trois questions fondamentales aux yeux des Palestiniens, ils ne voient pas de différence entre le Premier ministre sortant Lapid, Gantz, Netanyahou, ou même Smotrich et Ben Gvir (les deux représentants de l’extrême droite nationale-religieuse, NDLR). Ils voient Lapid proclamer à la tribune de l’ONU sa volonté de soutenir une solution à deux États, mais continuer en pratique à la rendre impossible sur le terrain.

On constate cependant des améliorations dans ce que l’on appelle les « mesures de renforcement de la confiance ». Depuis l’entrée en fonction du gouvernement Lapid-Bennett en juin 2021, certains progrès ont été entrepris par rapport à Netanyahou, qu’il s’agisse de la facilitation de l’acquisition des passeports, de l’augmentation du nombre de permis de travail ou d’un accroissement des fonds alloués à l’Autorité palestinienne. Toutes ces mesures sont considérées comme positives, mais sont perçues comme étant d’une importance marginale face à l’écrasant consensus politique en Israël pour refuser les demandes fondamentales palestiniennes.

Les Palestiniens du territoire occupé attendent-ils de leurs compatriotes citoyens d’Israël qu’ils se servent de leur bulletin de vote pour améliorer leur sort ?

Lorsque Mansour Abbas (le dirigeant islamiste ayant fait campagne sur des enjeux strictement internes, propres aux Palestiniens d’Israël, NDLR) a voulu rejoindre pour la première fois une coalition gouvernementale en Israël, on a constaté une forte polarisation sur le sujet chez les Palestiniens vivant sous occupation. La moitié d’entre eux pensent que les Palestiniens de l’autre côté de la Ligne verte doivent voter et rejoindre une coalition s’ils en ont la possibilité. Les autres sont opposés au fait même que les formations palestiniennes participent aux élections israéliennes et donc à la collaboration avec les partis israéliens sionistes.

Le soulèvement général sur l’ensemble du territoire de la Palestine historique de mai 2021 (lire bulletin n°88) avait mis en exergue un fort sentiment d’unité entre les Palestiniens de part et d’autre de la Ligne verte. Plusieurs enquêtes montrent toutefois que les Palestiniens d’Israël sont de plus en plus nombreux à s’identifier prioritairement comme Arabes israéliens. Et Raam, parti islamiste qui se détourne ostensiblement de la cause nationale, est arrivé en tête des partis palestiniens aux élections israéliennes… Comment les Palestiniens du territoire occupé appréhendent-ils cela?

La plupart des Palestiniens du territoire occupé considèrent les Palestiniens d’Israël comme partie intégrante de leur peuple. Ils pensent qu’ils devraient être autorisés à décider pour eux-mêmes : ce pour quoi ils votent, dans quelles coalitions ils devraient entrer… Ils sont vus comme des frères, mais qui doivent faire face à leurs propres enjeux. Les Palestiniens d’Israël ont besoin de maximiser leur capacité à défendre leurs droits et à rester sur leur terre. S’il faut pour cela mettre l’accent sur leur identité israélienne, cela n’est pas forcément perçu comme un abandon de leur identité palestinienne, qui peut être plurielle.

Cela n’empêche pas de la réaffirmer avec plus de force occasionnellement, comme on l’a vu en mai 2021, et 22 ans plus tôt lors de la seconde Intifada… On continue de constater que, quand il y a des tensions à Jérusalem, de nombreux Palestiniens d’Israël viennent à Al-Aqsa pour défendre les droits des Palestiniens.

Les récentes offensives inédites contre les ONG, qualifiées de terroristes et qui ont vu leurs bureaux perquisitionnés, saccagés et scellés, ont-elles été considérées comme un tournant d’une importance majeure ?


Ces attaques sont perçues avec la gravité qui est la leur, mais la plupart des Palestiniens pensent qu’on ne doit pas s’attendre à autre chose de la part des Israéliens. L’occupant israélien a intérêt à réduire les Palestiniens au silence et à empêcher leur dialogue avec la communauté internationale ou avec des institutions comme la Cour internationale de Justice. C’est précisément ce que faisaient certaines de ces organisations.

Israël sent manifestement une pression venant de ces ONG, car elles exposent ses crimes à la vue du monde entier. Mais la plupart des Palestiniens ne voient pas cela comme une exception à la règle : ceci EST la règle. Les attaques contre ces ONG ne sont pas différentes de ce qu’Israël inflige au reste des Palestiniens, comme les démolitions de maisons, les confiscations de terre ou les arrestations de masse.

Vos enquêtes soulignent le discrédit profond de l’Autorité palestinienne (AP), de plus en plus considérée comme une autorité corrompue au service de la collaboration avec Israël. Près de 80% des Palestiniens exigeaient la démission du président Mahmoud Abbas en septembre 2021. Malgré l’esprit de résistance qui caractérise les Palestiniens, comment expliquer qu’on n’ait pas assisté à un mouvement en mesure de renverser ce pouvoir, dans le style des « printemps arabes»?


C’est une très bonne question. Dans une large mesure, la plupart des Palestiniens sont effrayés par les échecs des printemps arabes et les violences civiles que ça a pu provoquer en Syrie, au Yémen, en Lybie, en Égypte… Même s’ils déplorent l’incompétence, l’autoritarisme, le manque de représentativité de l’AP et sa coopération sécuritaire avec Israël, ils ne veulent pas voir couler le bateau. Ils ont peur non seulement d’une guerre civile, mais ils voient également l’existence de l’AP comme un facteur de résilience face à l’occupation, dont la fin est perçue comme la priorité ultime.

Dans ce contexte, diriez-vous que les associations de la société civile (notamment celles ciblées par Israël) sont de meilleurs représentants de la cause palestinienne aux yeux de la population que l’AP elle-même ?

Il n’y a absolument pas de doute sur le fait que les associations de la société civile sont plus représentatives du peuple palestinien et de ce à quoi il aspire que l’AP. Permettez-moi d’ajouter que l’AP contribue pleinement aux attaques contre la société civile et les ONG, et qu’elle fait de son mieux pour tenter de les affaiblir, en entravant la capacité des Palestiniens à s’organiser eux mêmes. Cela dit, l’AP fournit des services essentiels: certains services sociaux, éducation, sécurité. Dans ces trois domaines majeurs, la société civile ne saurait se substituer à l’AP.

Vos enquêtes montrent que ni la solution à deux États ni celle d’un État unique avec égalité des droits ne recueillent une majorité absolue (environ 40% pour la première, 30-35% pour la seconde, et 25% qui refusent de reconnaître aux Juifs un quelconque droit sur aucune partie de la Palestine historique). N’est-ce pas contradictoire qu’aucun des grands modèles d’autodétermination ne soit réellement populaire ?

L’attitude des Palestiniens sur ce sujet résulte avant tout de ce qu’ils peuvent voir sur le terrain. La baisse du soutien à la solution à deux États n’est pas due à une perte d’intérêt, mais au fait qu’ils sont arrivés à la conclusion que l’occupation israélienne est là pour durer, et que la réalité matérielle rend toute séparation impossible. Nous sommes en effet face à une réalité à un État caractérisé par un système d’apartheid.

La popularité croissante de la solution à un État avec droits égaux est guidée par la conviction que celle à deux États n’est plus praticable. Elle se fonde également sur l’exemple sud-africain, où le groupe dominant blanc était, là aussi, favorable au maintien d’une situation inégalitaire alors que les Noirs réclamaient l’égalité des droits. Il y a donc un précédent historique où ceux qui étaient satisfaits du statu quo n’ont, à un moment donné, plus eu d’autre choix que d’octroyer l’égalité des droits à tous.

Ça ne veut pas pour autant dire que cette option leur semble plus crédible: ils sont conscients que les deux solutions qui permettent de voir leurs droits collectifs respectés sont toutes deux rejetées par une large majorité des Israéliens et leur establishment. La vision à un État n’a de fait pas de soutien majoritaire dans l’opinion. La raison pour laquelle celle à deux États reste relativement majoritaire est que même si l’égalité des droits est très importante pour les Palestiniens, ils veulent avant tout la souveraineté et l’indépendance.

1/ Sauf mention spécifique, les Palestiniens désignent dans cette interview ceux du territoire occupé (Gaza et Cisjordanie, Jérusalem-Est incluse).

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