Les colons obtiennent les clés de la Cisjordanie

Dans l’indifférence de la communauté internationale, le leader de l’extrême droite suprémaciste Bezalel Smotrich a obtenu la haute autorité sur l’administration du territoire palestinien occupé. Il a désormais carte blanche pour parachever l’annexion de la Cisjordanie, renforcer comme jamais la colonisation et empêcher tout développement palestinien.

Par Gregory Mauzé

Le 23 février, alors que la violence des colons et de l’armée se déchaînait sur le terrain (lire articles en début de ce dossier), intervenait au sommet de l’État israélien un accord politique lourd de conséquences. Conformément au pacte de coalition, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a octroyé le contrôle de l’administration civile, c’est-à-dire le gouvernement militaire en territoire occupé, à son ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui devient gouverneur officieux de la Cisjordanie. Une fonction stratégique pour ce fanatique d’extrême droite, partisan du « Grand Israël », fondé sur la suprématie juive, qui s’étendrait du Jourdain à la Méditerranée et dans lequel les Palestiniens seraient, au mieux, privés de droits (lire encadré page 17).

Aux termes de cet accord en 14 points, Smotrich sera responsable de la planification et de la mise en œuvre des infrastructures de l’intégralité de la Cisjordanie. Il supervisera toutes les activités de colonisation et pourra notamment régulariser des dizaines d’avant-postes illégaux au regard du droit israélien lui-même. Ce pouvoir considérable laisse craindre le pire, au vu de la promesse de campagne de son parti sioniste religieux d’installer un million de colons supplémentaires en Cisjordanie afin d’empêcher la création d’un État palestinien. De même, il disposera de tous les leviers nécessaires pour exproprier les Palestiniens et détruire les infrastructures civiles ou humanitaires palestiniennes en zone C (les 62% de la Cisjordanie sous contrôle total israélien).

Annexion à bas bruit

Le fait que l’administration du territoire occupé passe dans les faits du domaine militaire au domaine civil – bien que le nouveau ministère créé sur mesure pour Smotrich demeure techniquement lié au ministère de la Défense – n’a rien d’anodin. Voilà des années que l’effacement de la Ligne Verte (qui sépare Israël du territoire qu’il occupe) est une politique officielle, et que les colons réclament l’alignement pur et simple de leur statut juridique sur celui des autres Israéliens. L’accord du 23 février leur donne satisfaction en prévoyant de transposer le droit interne israélien à toutes les matières civiles en Zone C, entérinant de ce fait l’extension de la souveraineté israélienne sur ladite zone. Il s’agit donc d’une annexion de jure qui ne dit pas son nom, comme l’ont dénoncé les organisations israéliennes Yesh Din, ACRI et Breaking the Silence. Le fait que les Palestiniens restent, quant à eux, soumis à un régime militaire qui ne leur octroie aucune protection fait dire au journal Haaretz que « le résultat de l’accord est un régime d’apartheid officiel et à part entière. »1

Qu’on ne s’y trompe pas : la Cisjordanie n’avait pas besoin de cette évolution pour que l’on puisse considérer qu’y règne un apartheid sous sa forme la plus sordide. Un double système légal et pénal, militaire pour les Palestiniens, civil pour les Israéliens, est en effet en vigueur depuis les débuts de la colonisation des territoires conquis en 1967. Un artifice juridique rendait néanmoins ce régime ségrégationniste provisoire, puisque les « lois civiles d’exception » qui permettent aux colons de bénéficier de la loi israélienne doivent être renouvelées tous les cinq ans.2 Ainsi Israël pouvait-il maintenir l’illusion d’un certain respect des dispositions de la Convention de Genève (qui oblige l’armée à administrer le territoire temporairement occupé), tout en laissant se poursuivre l’annexion par le fait accompli sur le terrain.

C’est cette fiction juridique à laquelle le gouvernement israélien est en passe de mettre fin en engageant cette transition d’un régime militaire à un régime civil. La permanence de l’occupation et l’apartheid qui y est imposé sont désormais assumés sans fard, conformément au programme suprémaciste de la coalition.

« Lignes rouges » évanescentes

Jusqu’à présent, le fait qu’Israël franchisse le cap d’une annexion formelle a souvent été considéré comme une ligne rouge par la communauté internationale. En 2020, le plan israélien d’ « application de la souveraineté » sur une partie de la vallée du Jourdain avait suscité des réactions fortes au niveau européen, 11 ministres des Affaires étrangères ayant même demandé de dresser une liste de contre-mesures susceptibles de décourager ce projet. Netanyahou dut y renoncer quelques mois plus tard pour qu’une série d’États arabes acceptent de reconnaître Israël à partir de l’été 2020. Encore en décembre dernier, des diplomates étatsuniens avaient prévenu Netanyahou qu’un transfert de compétences de l’administration civile vers des départements externes au ministère de la Défense ne serait pas sans conséquence sur les relations bilatérales. «Des officiels ont prévenu que les États-Unis et d’autres pays interpréteraient un changement de politique à l’égard de la population de Cisjordanie comme une annexion unilatérale » précisait même Haaretz.

Il est dès lors interpellant que la plupart des États aient accueilli par le silence cette fuite en avant qui, comme les en avertissaient depuis longtemps nombre d’ONG, constitue l’aboutissement logique de décennies d’accaparement du territoire palestinien. Jusqu’à présent, les rares commentaires européens sur la détérioration de la situation sur le terrain n’ont guère abordé cette question du changement dans la gouvernance de la Cisjordanie. Nulle mention, par exemple, dans le texte que le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell a publié le 9 mars sur le site Project Syndicate, paradoxalement intitulé «L’honnêteté peut faire avancer le processus de paix au Moyen-Orient ». Il se félicita pourtant dès le lendemain des mesures restrictives décrétées par les 27 suite à l’occupation et l’annexion illégale… de parties du territoire ukrainien par la Russie.

Pareil mutisme après qu’une telle décision ait été prise moins de deux mois après l’investiture du gouvernement le plus extrémiste de l’Histoire d’Israël ne saurait qu’encourager ce dernier à poursuivre l’application de sa désastreuse feuille de route. « [L’annexion] est interdite de façon absolue. Les États membres de l’ONU et les organisations internationales ont l’obligation de ne pas la reconnaître et d’y mettre fin. » rappelait le 24 février sur Twitter la Rapporteuse spéciale des Nations-Unies pour les territoires palestiniens occupés Francesca Albanese, avant de conclure : « L’alternative, c’est la complicité.»

1 “Editorial | Israel’s Cabinet Just Advanced Full-fledged Apartheid in the West Bank”, 26 février, haaretz.com 

2 Le refus de deux élus palestiniens d’Israël de voter le renouvellement de ce texte en juin 2022 avait causé la chute du gouvernement Lapid-Bennett.

Soumis, déportés ou massacrés : les Palestiniens selon « Le  plan décisif » de Smotrich

Bezalel Smotrich présidant désormais aux destinées des habitants de la Cisjordanie, il n’est pas inutile de se pencher sur sa vision du traitement de la question palestinienne. Celle-ci est développée dans un texte qu’il a publié en 2017. Déniant aux Palestiniens tout droit à l’autodétermination, Smotrich entend annexer leur territoire et leur laisser trois possibilités : demeurer sur place et accepter de vivre avec un statut inférieur à celui des Juifs, qui les priverait notamment du droit de vote ; être déportés hors du « Grand Israël » (le territoire de la Palestine mandataire) ; s’ils refusent l’une des deux options, être combattus et exterminés. Lorsqu’on lui a demandé si son intention était de tuer aussi des familles, des femmes et des enfants, il a répondu : « à la guerre comme à la guerre ». Ce document, qui évoque le récit biblique des lettres écrites par Josué aux habitants de Canaan avant sa conquête, s’intitule « Le plan décisif ». Un titre glaçant, qui inspira ce commentaire au rabbin et avocat israélien des droits humains Uri Regev dans les colonnes du Jerusalem Post : «Bien que je frémisse à y penser, il est difficile d’éviter la similitude entre ce titre – mais pas ses détails – et un autre titre donné à un plan bien connu du peuple juif : La Solution finale. »

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