La décision du gouvernement israélien de qualifier de terroristes six organisations palestiniennes de défense des droits humains marque une accélération inédite de la répression de la société civile en territoire occupé. Fuite en avant d’un régime assuré de sa toute-puissance ou mouvement de panique trahissant sa fébrilité ?
Par Gregory Mauzé
Quelles sont les organisations ciblées ?
Il s’agit d’associations opérant de longue date en territoire palestinien occupé : Addameer (défense des droits des prisonniers politiques) ; Al Haq (documentation des politiques d’apartheid et de colonisation)1, Defence for Children International – Palestine (DCI-P) (défense des droits des enfants)2 ; l’Union des comités du travail agricole (UAWC) (soutien d’agriculteurs face aux vols de terres et aux autres conséquences de la colonisation) ; l’Union des comités de femmes palestiniennes (promotion de l’égalité femme-homme et du rôle des femmes et la défense des droits civils, politiques et socio-économiques) ; le Centre Bisan de recherche et développement.
La qualité de leur travail et leur rôle social et sociétal sont reconnus à travers le monde. Dans un communiqué commun de soutien, Amnesty International et Human Rights Watch ont souligné qu’elles « incarnent les normes les plus élevées de la société civile mondiale. » Signe de leur indépendance, elles ne se privent pas de critiquer les violations des droits humains perpétrées par l’Autorité palestinienne. Toutes reçoivent des fonds de l’Union européenne (UE), d’États membres et d’autres donateurs internationaux.
En quoi consiste la décision israélienne ?
Deux initiatives ont acté la criminalisation de ces organisations : leur désignation comme terroristes par le ministre de la Défense Benny Gantz le 19 octobre en vertu d’une loi israélienne de 2016 ; l’ordre militaire du 7 novembre les rendant illégales dans le territoire occupé. Concrètement, ces décisions interdisent de les financer ou même de leur exprimer un soutien public. Les forces d’occupation peuvent fermer leurs bureaux, saisir leurs actifs, arrêter leurs membres et les poursuivre devant des tribunaux militaires. Leurs directions risquent jusqu’à 25 ans d’incarcération et leur personnel de 10 à 15 ans.
Sur quoi portent ces accusations et sont-elles crédibles ?
Elles reposent sur des liens supposés avec le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), organisation d’obédience marxiste considérée comme terroriste par Israël, l’UE et les États-Unis. Israël est coutumier de ce genre d’accusation contre les opposants à sa politique, le mouvement BDS au premier chef. Elle consiste souvent à déduire la culpabilité de toute une institution à partir de l’appartenance présumée d’un de ses membres à un groupe armé. Hérité de la période du mandat britannique, l’arsenal répressif antiterroriste israélien, dont la loi de 2016, suscite par ailleurs de lourdes critiques de la part des défenseurs des droits humains, notamment en raison de son acception extrêmement vague des notions de terrorisme et de soutien à ce dernier.
En l’espèce, le dossier à charge des six ONG paraît particulièrement peu convaincant. L’exécutif israélien se refuse à produire les preuves qu’il prétend détenir contre elles en invoquant des impératifs de sécurité, manière commode d’éviter d’avoir à se justifier. Au printemps dernier, le Service de sécurité intérieure israélien a fourni aux gouvernements occidentaux un « dossier secret » dans l’espoir de les persuader de cesser de financer ces ONG, mais sans apporter le moindre élément susceptible de fonder une désignation terroriste3.
Pourquoi cette décision ?
Depuis des années, les attaques israéliennes contre la société civile palestinienne ou contre quiconque qui soit solidaire de cette dernière se multiplient dans une relative indifférence de la communauté internationale (lire bulletin Palestine n° 82, 3e trim. 2019). Réunis le 29 octobre pour une vidéoconférence organisée par la Foundation for Middle East Peace4, les dirigeants des ONG incriminées voient paradoxalement dans cette accélération critique de la répression un signe de nervosité d’Israël face à une situation qui lui échappe. « Nous sommes ciblés en raison de notre succès, car nous sommes parvenus à mettre en évidence la nature coloniale d’Israël et sa pratique du crime d’apartheid », estime ainsi Sahar Fancis, directrice d’Addameer. L’avocate en veut pour preuve les récentes prises de position des ONG B’ Tselem et Human Rights Watch attestant de la réalité de l’apartheid israélien. « Le fait que notre récit devienne peu à peu la norme pour les organisations internationales de défense des droits humains constitue une ligne rouge pour Israël. », abonde Shawan Jabarin, directeur d’Al Haq. « Il est facile pour Israël de combattre un groupe armé. Beaucoup moins de réduire au silence des organisations légales, respectées et pacifiques qui contredisent sa propagande de façon professionnelle. »
L’annonce en décembre 2019 de l’ouverture d’une enquête de la Cour pénale internationale sur les crimes de guerre (lire bulletin Palestine n° 87, 1er trim. 2021) commis en territoire palestinien occupé pourrait également expliquer la radicalité de la mesure israélienne. Israël rejetant toute collaboration avec l’institution, l’expertise des ONG sur le terrain joue par conséquent un rôle décisif dans l’instruction du dossier. Al Haq a notamment abreuvé le tribunal de preuves de crimes de guerre perpétrés par l’armée israélienne au cours de son opération « Plomb durci », alors commandé par un certain… Benny Gantz, qui pourrait dès lors être personnellement inquiété.
Alors que la qualification de terroriste témoigne d’une volonté de discréditer le message en disqualifiant le messager, l’ordre militaire interdisant ces ONG en territoire occupé vise à porter un coup décisif à leurs activités. Face à l’impuissance et au discrédit de l’Autorité palestinienne, toutes se sont en effet érigées en rempart efficace contre le régime d’occupation dans leur domaine respectif. « Sur le terrain, les forces d’occupation ont tout essayé pour décourager notre travail de soutien aux communautés agricole, sans succès », explique ainsi Fuad Abu Saif de l’UAWC, directement confrontés aux vols de terres, aux persécutions et aux destructions accompagnant l’accélération du processus d’annexion de facto.
Quelles réactions de la communauté internationale ?
Si le soutien des organisations internationales de défense des droits humains (y compris israéliennes) ainsi que celui des agences de l’ONU a été unanime, on ne peut en dire autant de celui des États. Les allégations de Tel-Aviv ont certes échoué à convaincre jusqu’aux chancelleries les plus pro-israéliennes, qui ont invariablement demandé à ce qu’elles soient davantage étayées. Peu de gouvernements ont en revanche pris fait et cause pour les six ONG, comme a pu le faire la ministre belge de la Coopération au développement Meryame Kitir. La réaction de l’UE se révèle à cet égard un modèle de louvoiement, celle-ci se déclarant préoccupée par cette décision tout en se gardant bien d’exiger son annulation en l’absence de preuves, au grand dam de neuf rapporteurs spéciaux des Nations unies qui s’en sont émus le 12 décembre dans une lettre au chef de la diplomatie européenne Josep Borrell.
Pour les ONG incriminées, les enjeux de la solidarité internationale face aux attaques dont elles font l’objet dépassent pourtant leur propre situation. « Ce qui se passe en Palestine est un test pour tous ceux qui croient au droit international, aux droits humains et aux standards démocratiques », affirme Shawan Jabarin. « Il ne s’agit pas pour les États démocratiques de nous défendre, mais de défendre leurs valeurs, leurs principes, leur récit. » Pointant le départ d’Amnesty International de Hong Kong le 25 octobre en réaction à une nouvelle loi antiterroriste, Ubai al-Aboudi du Bisan Center relève, quant à lui, les risques d’un renforcement de l’impunité à l’échelle mondiale. « Les régimes oppressifs apprennent les uns des autres. Partout dans le monde, ils observent si une telle offensive est suivie de conséquences pour Israël. Par son ampleur et ce que nous représentons, cette attaque résonnera partout dans le monde. » De même, donc, que les réactions qu’elles auront suscitées ou non parmi les États en principe attachés aux droits humains.
1 Voir Focus (pages 44 et 45).
2 Lire l’interview de son directeur Khaled Quzmar en pages (10 à 13)
3 René Backmann, “Interdiction d’ONG palestiniennes : la manœuvre ratée d’Israël pour convaincre les Occidentaux”
4 “On Israel’s Declaration of Palestinian Human Rights Groups as “Terrorist Organizations”, 29 octobre 2021, fmep.org. Toutes les citations de cet articles sont extraites de cet échange.
5Amira Haas, “Palestinians Targeted by Pegasus Shows Israel’s Sense of Arrogance”, 9 novembre 2021, Haaretz.com
Surveillance numérique généralisée L’offensive israélienne contre la société civile palestinienne s’étend aussi au domaine numérique. Le 8 novembre, à peine l’interdiction de six ONG palestiniennes entérinée, trois de leurs membres découvraient avec stupeur que leurs portables avaient été infectés par le logiciel espion Pegasus. Produit par l’entreprise israélienne NSO, le programme avait défrayé la chronique en juillet 2021 lorsqu’un consortium international de journalistes avait révélé qu’Israël en avait octroyé des licences d’exportation à des gouvernements peu démocratiques de 11 États. Bien entendu, il leur est impossible de porter plainte contre le gouvernement israélien, unique suspect dans cette affaire. Comme le relève la journaliste israélienne Amira Hass, « maintenant qu’elles ont été déclarées illégales, même une conférence de presse, la publication d’un article ou une conférence devant des diplomates sera considéré comme un acte illégal qui permettra aux Forces de défense israéliennes de les arrêter en pleine nuit et de les maintenir en prison aussi longtemps que les autorités le voudront. »5 La dystopie technologique ne s’arrête pas là. Le même jour, informé par l’ONG pacifiste israélienne Breaking The Silence, le Washington Post révélait l’existence d’un gigantesque programme israélien de reconnaissance faciale, mis en place depuis deux ans, dirigé contre les Palestiniens. Cyniquement baptisé « Facebook for the Palestinians », il consiste à photographier un maximum de Palestiniens en vue de la constitution d’une base de données associée au logiciel Blue Wolf. Des milliers de caméras de sécurité ont été mises à contribution (en particulier dans la ville de Hébron, quadrillée par ces dernières) et un concours a même été organisé pour que les soldats tirent le portrait d’autant de Palestinien·es que possible, vieillards et enfants compris. L’application clignote ensuite en jaune, rouge ou vert pour indiquer si la personne doit être détenue, arrêtée ou autorisée à passer. Un programme dérivé, White Wolf, est également mis à disposition des colons israéliens. « Un instrument d’oppression et d’assujettissement du peuple palestinien de plus», selon Avner Gvaryahu, directeur exécutif de Breaking The Silence, qui devrait faire autant trembler les défenseurs des droits humains qu’exulter les partisans de la société de contrôle généralisé…
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