Le 21 septembre 2011, avant midi, un soldat israélien a tiré une cartouche de gaz lacrymogène à haute vitesse au visage de Ahed Wahdan, un adolescent de 14 ans. Ahed a été touché à une distance de 25 mètres alors qu’il se préparait à jeter une bouteille vide près du checkpoint de Qalandiya en Cisjordanie occupée. Il a perdu son œil droit.
Ahed Wahdan a eu 15 ans le jour de la fête musulmane de l’Aïd al-Adha, un mois et demi plus tard. Il vit dans le village de Surda, au nord de Ramallah, avec sa mère, son père et sa sœur, il ne travaille plus dans la menuiserie mais passe tranquillement ses journées à la maison. L’après-midi, il se trouve en dehors, assis avec ses amis sur un muret, sous un figuier. Il ne parle pas beaucoup.

« Entre mes amis et moi, c’est rien », a-t-il dit. « Mais je ne vais plus aux manifestations. C’est fini. »
Ni le traitement Ahed, ni sa rééducation ne sont encore terminés. Après la chirurgie osseuse d’urgence pour réparer les fractures de son nez et du crâne causées par la cartouche en aluminium et le retrait de ce qui restait de son œil, Ahed a dit qu’il ne se rappelait rien des trois jours suivants.
Il doit se rendre à un rendez-vous le 13 décembre pour une oculoplastie à l’hôpital oculaire Saint-Jean de Jérusalem et il aimerait aller en Jordanie pour obtenir un oeil de verre. Mais les deux voyages nécessitent un permis que sa famille ne possède pas et si l’histoire récente peut servir d’indice, ce ne sera pas facile.
Le traitement d’urgence retardé pour un permis
La mère d’Ahed a raconté que l’après-midi du 21 septembre, après qu’Ahed a été transporté d’urgence de Qalandiya au Complexe médical de Palestine à Ramallah, puis à l’hôpital oculaire pour Saint-Jean de Jérusalem.
« Pendant quatre heures et demi nous étions [à l’extérieur de St. John] dans l’ambulance, ils nous ont ignorés », a-t-elle expliqué. «L’ [infirmier] nommée Bachar, un jeune homme, a dit qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait. Il a appelé quelqu’un du nom de Dalya à l'[hôpital de Jérusalem] Hadassa, responsable des gens provenant de la Cisjordanie, mais elle a dit qu’elle avait besoin de parler à l’AP [Autorité Palestinienne]. [L’hôpital] Al-Makassed a dit qu’il n’y avait pas un seul lit. J’ai dit, « si vous le laisser entrer, je vais payer, où puis-je m’inscrire et je vais le faire ! Je ferai n’importe quoi s’ils le laissent entrer ! »
Enfin, un chirurgien de Sakhnin au nord d’Israël est arrivé avec un permis et s’est porté volontaire pour effectuer les interventions chirurgicales nécessaires à l’hôpital al-Makassed. L’opération de réparation du crâne d’Ahed a nécessité cinq heures, à peu près aussi longtemps qu’il avait attendu dans l’ambulance. Puis il a été transféré à Saint-John de Jérusalem, pour un suivi de deux heures, puis ramené à al-Makassed, où il a séjourné pendant douze jours.
Comme beaucoup de Palestiniens, la mère et le père de Ahed sont confinés en Cisjordanie pour des raisons israéliennes de sécurité. Tous les deux sont des personnes déplacées de l’intérieur, originaires de Rantis, un village de Cisjordanie occupé pendant la guerre de 1967. Père d’Ahed a travaillé pendant quarante ans en Israël comme travailleur dans le bâtiment et vendeur de légumes, mais son permis a été révoqué pour des raisons qu’il n’a jamais comprises et sa mère gagne 1500 shekels (environ 400 $) tous les deux mois avec les Palestinian Working Women, une organisation non gouvernementale de Ramallah. Ils disent qu’ils ont essayé d’obtenir un permis pour qu’Ahed reviennent à Saint-John de Jérusalem, mais cela a été refusé pour des raisons de sécurité.
« Une fois, deux fois nous avons essayé », a déclaré la mère d’Ahed. « Nous avons obtenu la réponse d’un soldat au ministère israélien des Affaires civiles à Beit-El. C’est une restriction de sécurité.»
Aucune voie vers la justice
Dans l’intervalle, la famille d’Ahed est entrée en contact avec Shlomo Lecker, un avocat israélien à Jérusalem, qui plaide au nom des Palestiniens depuis 25 ans. Se basant sur les dossiers médicaux des fractures du crâne d’Ahed, Lecker a déclaré que la preuve que l’armée israélienne le visait directement – en contradiction avec ses propres réglementations d’ouverture du feu, imposant que les gaz lacrymogènes doivent être tirés en arcs – est claire. Mais le chemin à suivre, dit-il, est pratiquement inexistant.
« Je pense qu’il y a très peu de chances d’indemnisation», a-t-il dit. « Ce n’est pas que quelque chose de mal ne s’est pas produit ici – s’il a été blessé par une cartouche de gaz, il y a des ordres très spécifiques de ne pas viser les gens avec une canette de gaz. Même si quelqu’un essayait de jeter une bouteille vide, ce n’est toujours pas une raison pour provoquer ce genre de blessure. [Ahed] ne mettait en danger la vie de personne ou ne faisait courir de risque à quiconque.»
L’expérience du passé, cependant, rend Lecker pessimiste. Il dit en 2007, un soldat israélien a tué par balles un Palestinien « dans une zone totalement tranquille » à une distance de 500 mètres et l’armée a affirmé tout d’abord ne pas le savoir, ensuite que le Palestinien avait des « intentions terroristes ». C’est seulement après un rapport de l’association pour les droits de l’homme B’Tselem et une demande de la Haute Cour israélienne que le cas est allé plus avant, mais Lecker dit que les indemnités n’ont toujours pas été payées (pour plus d’informations sur cette affaire, voir « Rare Decision by State Attorney’s Office: Prosecute Officer for Killing of Palestinian », B’Tselem, 24 août 2011).
« Dans tous les cas, indépendamment de qui fait quoi, [l’armée israélienne] essaie de blâmer l’autre partie et ne pas payer d’indemnités », a-t-il expliqué. « Et le tribunal soutient, la plupart du temps, la position de l’armée. Donc, il est devenu très difficile, presque impossible, d’obtenir une indemnisation. »
Il s’agit d’une digression triste et banale sur le cas lorsque les parents d’Ahed raconte une histoire qui, selon Lecker, est inutile et «déforme complètement des événements.» Ils ont affirmé que lui et sa mère étaient sur leur chemin du village de Hizma pour visiter des parents lorsque la manifestation a bloqué leur progression et qu’Ahed a été touché.
Les témoignages oculaires contredisent directement cette déclarations et Ahed reconnaît volontiers qu’il a agi en « défense de son peuple » à Qalandiya – le président de l’Autorité Palestinienne Mahmoud Abbas avait même donné le 21 septembre, un mercredi, jour sans école, pour manifester en faveur de la candidature pour un Etat palestinien à l’ONU. Mais cette divergence peut finir par renforcer les prétentions de l’armée israélienne et éloigner Ahed du permis et du traitement dont il a besoin.
Ahed, en tout cas, a présenté un visage serein à l’affaire. Il a dit que ses études en classe 10e année sont plus difficiles aujourd’hui, mais pas impossibles, que les matchs de football à l’école à Surda sont les mêmes. Le salaire qu’il tirait du travail à l’atelier de menuiserie de Surda n’est plus là, puisque sa perception de la profondeur l’empêche actuellement de couper ou de peindre avec précision. Mais il se réconforte quand il dit que ses perspectives de travail n’ont pas disparu.
«J’ai entendu à la radio qu’il y a quelqu’un à Naplouse – je ne l’ai jamais vu – qui a perdu les deux yeux, mais qui travaille comme charpentier», a déclaré Ahed. «Il fait des tables et des armoires et son travail est bon. Il travaille avec ses sens. Il a un cœur solide.»
En attendant, Ahed n’est pas la première à souffrir une blessure à l’œil à cause de des gaz lacrymogènes à grande vitesse tirés par l’armée israélienne. En juin 2010, la militante américaine Emily Henochowicz perdu son œil gauche de la même manière et pratiquement exactement au même endroit où Ahed a perdu son œil droit. Bien qu’Ahed n’eût jamais entendu parler de Henochowicz, comme elle il a dit qu’il ne baisserait pas les bras.
«Beaucoup de gens ne peuvent pas voir, mais Dieu leur donne le pouvoir du cœur », a déclaré Ahed. «Le cœur peut sentir les choses aussi bien.»
Un test pour la foi en la non-violence
Le père d’Ahed, un musulman pieux, était désireux de parler de son désir de paix, en soutenant que les gouvernements, pas les gens, étaient responsables de l’impasse israélo-palestinienne et l’injustice en général. Il se considère lui-même comme un musulman modéré Elle se rappelle les années où il buvait du café et partageaitle pain avec des juifs alors qu’il travaillait dans la construction à Petah Tikva. Tous les hommes, dit-il, ont été créés à partir du sol : noir, blanc, rouge, jaune.
« Multi-couleur », renchérit Ahed

« Mais je ne veux pas que ce qui est arrivé à mon fils arrive à quiconque, ni à un Juif, ni à un chrétien, ni à musulman », dit son père. « Si quelque chose arrivait à un enfant juif, comme ce qui est arrivé à mon fils, je l’aiderai à le transporter vers une ambulance. Je ne pourrais pas simplement le laisser mourir. C’est notre langue.»
Le père d’Ahed a comparé la situation en Palestine, cependant, à une invasion de domicile. Les Palestiniens veulent la paix, a-t-il dit, mais pas avec un occupant. Il a concédé que sa foi en la non-violence en tant que musulman avait été testée par les blessures d’Ahed et qu’il ne voyait aucun espoir dans l’actuel gouvernement israélien. « Nous n’aimons pas les combats, mais si quelqu’un vient dans votre maison et commence à vous attaquer, qu’allez-vous faire ? Vous vous défendrez.»
Le père d’Ahed dissertait sur la politique et des larmes coulèrent des yeux de sa mère, alors qu’elle parlait tranquillement de ce qui s’était passé le mois dernier à Qalandiya, Ahed a accepté de présenter un diaporama sur YouTube de la journée, avec des chansons patriote palestinien. Le diaporama, qui est enregistré sur son téléphone, contenait quelques images vraiment horribles, y compris un profil rapproché sur son visage ruisselant de sang.
Ahed haussa les épaules. « Cela me rend triste», dit-il, « mais je le regarde tous les soirs. »
Brendan Work
The Electronic Intifada, 8 novembre 2011
Traduction : Julien Masri